Tiramimousse

Tiramimousse

Une nouvelle inspirée par les talents culinaires d’Aldo (restaurant le All-in-one, Mornex)

Elles venaient souvent. Les cinq ensemble. Une curieuse règle tacite les faisait renoncer à leur rencontre si l’une d’elles ne pouvait être présente. Ce soir, elles étaient donc toutes là. La table qui les accueillait toujours, dans le petit renfoncement au fond de la salle, était leur lieu, comme l’avait été la cabane du jardin de Teva, dans leur enfance. Un point de ralliement, un refuge parfois.

Pas loin de dix ans que la table de « Chez Gaddi » recevait leurs confidences, celles de leurs histoires fondamentales ou juste horizontales, les professionnelles et les maternelles, les comiques et les intimes. Elles y avaient ri souvent, pleuré parfois. Mais toujours, leur amitié s’y était trouvé scellée par ces moments de partages entre filles.

Le patron était aux petits soins pour ces cinq nanas qui lui étaient d’une fidélité inébranlable. Il connaissait les goûts et habitudes de chacune et savait, selon les situations, se montrer présent ou plus discret, déluré ou plus sérieux. Et, tel un confesseur, il avait toujours gardé pour lui les bribes de leurs conversations qu’il avait perçues au gré du service.

La soirée avait été très agréable. Leurs vies du moment étaient plutôt sereines. Des conversations légères avaient accompagné les arômes du Bardolino et des gnocchis à la truffe blanche qui les avaient régalées. Les assiettes étaient débarrassées depuis un moment et les cinq femmes poursuivaient leurs discussions, dans la douce lumière baignant leur refuge, comme si l’agitation des autres tables ne pouvait pas les atteindre.

Vint alors l’heure du dessert. Elles connaissaient parfaitement la carte de douceurs maison, parmi lesquelles chacune avait sa préférence. Deux d’entre elles penchaient généralement pour le tiramisu, alors que les deux autres dégustaient avec un plaisir toujours renouvelé la tarte au citron meringué. Teva , quant à elle, aimait à entendre Aldo énoncer de fois en fois les spécialités du moment.

Ce soir-là, le patron la priva de cette alléchante liste en lui proposant de lui faire découvrir sa nouveauté du jour, le tiramimousse. Le mot était à lui-même une promesse. Avec sa sonorité mi- italienne mi-émulsion, il évoquait une facétie de l’enfance dans une sensualité romaine. Teva accepta bien sûr de déguster cette recette inédite. Le chef apporta d’abord les quatre autres desserts, avant de revenir et de demander à Teva de fermer les yeux. Elle se préta de bon cœur à cette petite mise en scène, qui fit dans un premier temps glousser ses amies.

Puis un étrange silence s’installa tandis qu’Aldo lui mettait une cuillère dans une main et un petit pot en verre dans l’autre. Elle avait la certitude que les yeux de ses copines étaient rivés sur elle, mais aussi l’impression que tout le monde dans la salle s’était arrêté pour la regarder. L’instant semblait suspendu, comme hors du temps.

Teva , les yeux fermés, pouvait imaginer la scène, s’y voir comme si elle était quelqu’un d’autre. Elle approcha la cuillère du petit pot, se rendant compte que ce geste anodin si souvent répété, perdait de sa simplicité sans les repères de la vue. Elle hésita, comme à tâtons. Au premier essai, la cuillère vint tinter contre l’extérieur de la verrine. Un sourire se dessina sur les lèvres de la femme, qui sentait tant d’ yeux rivés sur sa bouche. Cette impression la mettait un peu mal à l’aise, tout en lui procurant des prémices d’émotion. Elle savait aussi Aldo, toujours à côté d’elle, guettant sa réaction à la découverte de son dessert.

Dans la bouche de Teva, l’explosion eut lieu. Textures vaporeuses et sucrées de mousses qui glissent autour de la langue, mêlant leurs saveurs de chocolat et de mascarpone. Caresse de la couche de biscuit fondante. Et pétillement du croquant d’émietté de spéculoos en touche finale. Les papilles de Teva découvrirent successivement chacune de ces surprises, éclairant son visage d’un sourire gourmand et ravi.

Elle n’avait pas envie de rouvrir les yeux, de retrouver la réalité du restaurant, tant l’instant était magique. Alors elle les garda encore un peu fermés et reprit une bouchée. Agissant comme un hallucinogène, le tiramimousse emmena en un instant son esprit dans un monde où tout était permis. Aldo venait coller sa bouche contre la sienne dans un long baiser plus gourmand encore que son dessert. Les occupants des autres tables en faisaient de même, transformant l’endroit en un paradis du baiser. Les corps se dénudaient un peu partout, dans un délire de sensualité et de caresses. A leur table, ses amies n’étaient pas en reste et ourlaient leur amitié de tendres embrassades.

Une fois cette deuxième bouchée avalée, Teva reprit ses esprits en ouvrant à nouveau les yeux, guettant autour d’elle avec la crainte que son imaginaire ne se soit projeté sur les murs du restaurant. Il n’en était rien bien sûr. Cela fit en elle comme un mélange d’apaisement et de déception.

« Alors, c’était comment ? », lui glissa Aldo qui attendait depuis de longs instants le verdict de sa fidèle cliente. Teva se sentit rougir et marmonna une réponse incompréhensible, sous-titrée ensuite d’un « délicieux et surprenant » qui ne disait finalement pas grand-chose de son aller-retour fulgurant au paradis des sens…