Niqab
Durée: 5 min 25 sec
© Dans tous les sens
Niqab
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Le soleil couchant rougissait déjà les murs de boue des maisons de Bir Ali, alors qu'une bonne partie de la journée était encore devant moi.Ce vendredi après-midi, j'avais quitté mon bureau au terminal pétrolier de Bal’haf, à quelques kilomètres de là, pour passer le week-end dans une petite habitation que me prêtait un des contremaîtres de la base navale.
J'étais en poste au Yémen depuis trois mois et je n'avais pas encore quitté le périmètre de ce bureau dans lequel j'étais chargé d'un bilan comptable en tant qu'expert externe.
J'avais hâte de déambuler dans les rues de cette petite ville, mon appareil photo en bandoulière, et de troquer les chiffres contre quelques clichés saisissant la vie et les beautés de ce coin du monde.
Une certaine fraîcheur envahissait déjà les ruelles que je traversais en m'éloignant du bord de mer que je connaissais bien. Quelques enfants m’approchèrent, intrigués par mon allure européenne, par mes yeux verts et mes cheveux roux qui dépassaient de ma casquette.
Je pris quelques photos de leurs bouilles radieuses, de leur sourires purs et repris mon chemin.
M'éloignant du centre, je quittai également l’atmosphère bruyante de celui-ci, pour pénétrer dans une zone beaucoup plus tranquille que soudain des rires vinrent colorer.
Ce n'était cette fois-ci plus des rires d'enfants. Un groupe de femmes s'affairait autour d'un lavoir. Je restai à bonne distance pour m'imprégner des notes de leur voix et de leurs éclats de rire sans les effrayer.
L'une d'elle m’aperçut alors. D'une main levée, elle fit signe aux autres de faire silence. Sept autres tête gainées de noir se tournèrent vers moi. A cette distance, je ne pouvais qu’apercevoir les bandes couleur chair qui se détachaient de leurs niqabs.
Celle qui m'avait vu la première fit quelques pas dans ma direction. Les autres la suivirent un instant des yeux. Elle se tourna vers ses congénères et leur intima un ordre dans un arabe cinglant qui les fit se remettre au travail et aux bavardages joyeux.
Je n'osais approcher plus, ne sachant pas si un homme, et à fortiori un étranger, était le bienvenu dans cet endroit.
Sa silhouette fluide dansait avec les pans de tissus sombres qui voletaient autour d'elle à chaque pas. On aurait dit les ailes d'un grand oiseau, se détachant sur un ciel de plus en plus noir
J’hésitais à reculer, mais elle ne fit pas le moindre mouvement pouvant m’y encourager. Alors je ne bougeai pas. Bientôt il n'y eut plus qu'un petit mètre entre nous. Elle s'immobilisa et les ailes se replièrent docilement le long de ses bras.
Elle était à présent totalement immobile. Et sa tenue ne permettait pas de lire quoi que ce soit de son langage corporel. Je me sentais nu devant toute sa protection à elle, toute l'intimité que lui procurait son voile.
Sur le rectangle clair de peau était allumé deux billes d’ambre dont la profondeur et le brillant m’hypnotisèrent sur le champ.
Par mimétisme, et à cause de la forte impression qu'elle me faisait, je cessai également tout mouvement.
Toute la suite de l'histoire se passa alors entre mes iris de jade et ses iris de bakélite.
Deux paires d'yeux se racontèrent la fulgurance d'un désir commun aussi puissant qu’impossible, aussi excitant que répréhensible.
Rien ne se fit, mais tout passa dans nos yeux. Nos regards se dirent les baisers, les caresses, la force de l'étreinte, le goût de nos peaux, l’âcreté de nos sueurs.
À nouveau les voix de femmes se turent autour du lavoir, donnant le signal que notre amour immobile avait assez duré.
Elle repartit, volant dans la ruelle. Je repartis en sens inverse, vers ma vie autre, avec quelques instants volés qui garderaient à jamais un troublant pouvoir de frissons.
Humbert Grosgean –
Quel beau voyage…