Oratorio Immersif
Durée: 5 min 55″
Liens artistiques: J-PLUSS et Mésologie deFrédéric CHOFFAT
© Dans tous les sens
Oratorio Immersif
Nouvelle librement inspirée de l’œuvre éponyme de Frédéric Choffat et Jasmine Pluss
Elle pleure. Les trois autres visages sur l’écran pleurent peut-être aussi, mais moi c’est elle que je regarde. Et je la vois bien. Son image sur l’écran du syllepse est immense. J’ai l’impression qu’elle ne regarde que moi, alors qu’une cinquantaine de spectateurs m’entourent. La scène est ourlée de chants, mais je les entends à peine, comme si toute mon attention était prisonnière de ses larmes.
Je suis entrée il y a un peu plus de dix minutes. L’espace était baigné d’une lumière bleue-violette inspirant à la détente, voire à la méditation. Impression que le sol semé de gros coussins souples et accueillants ne faisait qu’augmenter. J’avais donc pris place dans l’un d’eux, vers le fond, un peu à l’écart, pour pouvoir laisser place à la contemplation tranquille de ce qu’il allait m’être donné à voir et à écouter.
Le mauve avait viré au sombre pour faire place à la diffusion du court métrage. La taille des images et la musique, qui elle aussi nous enveloppait de partout, concordaient à nous extraire de notre réalité pour entrer dans celle de la projection. Aux images de feu du début avaient succédé celles, éclatantes, de la nature, dont je me régalais bien entendu. C’était comme si mon corps tout entier pouvait recréer ce à quoi pourtant seuls mes yeux avaient accès. Mais je pouvais sentir, avec une précision troublante, les alternances de soleil et d’air sur ma peau, le frôlement d’un insecte, le chant discret de l’eau au loin, l’odeur de l’herbe coupée ou de la terre humide.
Et puis soudain elle est apparait. Pas maquillée. Pas apprêtée pour l’écran. Avec de légers cernes sous les yeux qui la rendent encore plus réelle et plus émouvante. Je vois son visage, volontairement dénué d’expression, mais qui pourtant vient me chercher avec force ; son cou et la naissance de ses épaules nues. Il n’y a aucune intention de nous la montrer avec tel ou tel message. C’est juste qu’elle est. Elle est puissamment, et sans rien faire, omniprésente sur l’écran qui fait cercle autour de nous. Et je ne peux détacher mes yeux des siens, dont roulent lentement quelques larmes.
Quelques minutes plus tard, on la voit danser dans la forêt. Son corps léger fend les herbes. La végétation est touffue mais accueillante. L’ensemble dégage une énergie incroyable, tout en inspirant la plus douce des sérénités. Les images de nature reviennent tournoyer parmi les notes et sur le cylindre, mais sans cesse la forme de cette femme entre les arbres hante mon esprit.
Quand la lumière revient à la fin de la projection, je pense innocemment que la femme a quitté mes pensées, et je prends le chemin de la sortie. L’éclat du jour m’aveugle brièvement. Je me dirige vers le petit bar dans les champs, qui jouxte le cylindre s’y élevant comme une soucoupe extraterrestre fraichement atterrie au milieu de nulle part. Un barbu tatoué sert deux bières à un couple à ma gauche. Une autre serveuse se retourne pour prendre ma commande. Et c’est elle. Ses yeux sont secs maintenant bien sûr. Mais c’est elle. J’en ai la certitude dans l’instant, même si sa bouche est bien plus petite qu’il y a un quart d’heure quand elle me demande ce que je désire boire.
Elle a une voix. Bien sûr qu’elle a une voix, mais seule la musique l’avait précédemment auréolée, alors l’entendre me fait sourire de surprise. Je dois d’ailleurs lui sourire durant un moment beaucoup trop long pour la circonstance. Alors elle répète la question de ce que je désire boire. Dans ma tête se bousculent des mots insensés, qui voudraient lui dire que je veux sa bouche, sa langue, sa peau, ses seins, ses cuisses. Que je veux lui faire l’amour dans les champs, dans la forêt ou sur la neige… Mais je demande juste un sirop de sureau.
Je ne la quitte pas du regard tandis qu’elle verse quelques gouttes du liquide blanc sucré au fond d’un verre, et qu’elle le noie d’eau fraîche avant d’y glisser une paille en carton rayé jaune et blanc. Elle me tend le sirop et mes doigts effleurent les siens quand je le prends dans ma main. Je tente à nouveau de capturer l’instant le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’elle retire la sienne. J’ai la sensation que mon trouble est diffusé comme sur un écran géant tout autour de moi et que sous peu tout le public n’aura d’yeux que pour nous. Alors je fais demi-tour, mon gobelet à la main. Il fait chaud et le soleil m’aveugle. Le sirop coule dans ma gorge et apaise un peu mes joues de feu.
Je suis à bonne distance à présent. Je me retourne pour la regarder encore. Elle est dans les bras du barbu tatoué et ils s’embrassent. Sans décoller ses lèvres des siennes, elle tourne son regard vers moi et je sais que nous avons été, l’espace d’un instant, immergées dans la petite bulle de ce que nous aurions pu vivre toutes les deux….
Achille –
Très émouvant, très beau, très touchant. À fleurs de peaux. Merci.