Fascination contemporaine

Durée: 8 min 15″
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Fascination contemporaine


Agathe ne parvenait pas à définir ce qui l’avait ainsi arrêtée net au milieu de la halle centrale de la Hamburger Bahnhof ; l’envergure du lieu et son charme industriel puissant, l’œuvre monumentale flottant au-dessus d’elle dans un délire de couvertures de survie dorées ou les bruits conjoints du système de soufflerie et de l’air qui s’engouffrait dans l’aluminium ?

Quoiqu’il en soit, elle était debout au milieu de cette immense salle depuis un moment, tête en l’air, menton en arrière, fascinée par l’installation qui seule y trônait. Le dépouillement du reste de la pièce ne lui donnait que plus de puissance. Agathe semblait vouloir s’en imprégner de tous ses sens. L’émotion la tenait en haleine et elle ne prêtait aucun cas aux autres visiteurs, comme hypnotisée par les incessantes ondulations de souffle de la structure.

Autour d’elle, d’autres personnes allaient et venaient, levant souvent à peine le nez et n’accordant pas la moindre attention à cette femme comme statufiée sous la force de cet Eole artificiel. Le vent épargnait les spectateurs, mais plongeait le plafond dans une agitation perpétuelle dont Agathe ne pouvait se détacher.

Dieter ne parvenait pas à définir ce qui l’avait arrêté dans cette exposition. Certes il faisait très chaud dehors et la chape de plomb posée sur Berlin lui était pénible. L’air conditionné du musée était une véritable aubaine. Même si ses gouts le portaient d’ordinaire vers une forme d’art plus convenue. Il jouissait cependant pleinement du simple fait d’avoir quitté l’ambiance moite de rues alentour, que la proximité du canal de Spandau n’arrivait même plus à rafraîchir.

Il passait de salle en salle, le regard légèrement vague. Les œuvres ne rencontraient ni sa compréhension ni son admiration. Il peinait à les raccrocher à ses connaissances artistiques plus classiques. Toutefois, Dieter mettait une forme de curiosité, un peu convenue, à tout regarder. Parfois même, un sourire amusé naissait sur son visage.

La halle centrale était la partie principale de cette ancienne gare transformée en musée. Dieter laissa trainer son regard le long des arceaux de métal sombre qui l’enjambaient sur toute sa longueur, se plaisant à y imaginer le ballet de trains d’un autre âge. Il ferma les yeux un instant, cherchant à retrouver en lui le vacarme que cela devait être à l’époque.

«Mais enfin faites attention ! » hurla Agathe qu’il venait de bousculer. Elle regretta aussitôt le ton sec que la surprise lui avait fait prendre. Les visiteurs s’étaient vivement tournés vers eux lorsque le cri avait jaillit, puis étaient retournés à leur visite comme si de rien n’était. Dieter bredouilla quelques mots désolés en allemand, qu’il transforma en un « Mille excuses Madame » en entendant Agathe bougonner en français. Celle-ci remit un léger sourire sur son visage, semblant enfin être revenue de la rêverie qui l’avait emportée ailleurs durant ces longs instants. Elle leva la main pour faire comprendre à l‘homme qu’il n’y avait pas de mal. Et tous deux reprirent leur visite chacun de leur côté.

Dans l’ancien atelier de réparation de la gare se trouvait une énorme structure posée au sol. Cocon gigantesque, elle était faite des fines bâches transparentes et souples, tenues par des tiges de plastique presque invisible, dont certaines semblaient flotter au-dessus du sol. Le tout avait des allures aériennes fascinantes, qui à nouveau plongèrent Agathe dans un état méditatif. Elle s’était assise sur un des bancs de l’époque de la gare qui entouraient l’œuvre. Le mélange ancien et nouveau la touchait toujours.

Dieter arrivait bientôt à la fin de la visite. Il entra lui aussi dans l’ancien atelier et se posa sur une banc pour observer le montage colossal qu’il avait devant lui. Son esprit scientifique tentait de comprendre la physique des deux matières plastiques formant cet espèce d’igloo allongé.

Soudain son regard croisa celui de la femme qu’il avait bousculée dans la halle centrale.  Et s’y accrocha. Elle aussi continuait de le regarder à travers le plastique qui mettait entre eux comme un écran de discrétion, rendant la puissance du face à face supportable. Ils se scrutèrent longtemps, jusqu’ à faire naître entre eux un sourire plein de douceur. Au bout de quelques minutes, la gêne les fit détourner le regard et ils prirent, à quelques secondes d’écart, le chemin du dernier espace d’exposition.

Des centaines d’isocaèdres constitués de fines baguettes de bois et de fils tendus semblaient voler dans les airs. On pouvait se promener au creux des méandres de cette étrange forêt géométrique dans laquelle Agathe et Dieter pénétrèrent, chacun à un bout différent. Ils pouvaient s’entrapercevoir au gré de leur promenade, à mesure qu’ils se rapprochaient tous les deux du centre. Tantôt les volutes de l’œuvre les dérobaient à leurs vues, tantôt au contraire elles semblaient les attirer irrémédiablement l’un vers l’autre. Chaque retour au contact visuel donnait plus d’épaisseur à leur avancée et de largeur à leurs sourires.

Ils finirent par se retrouver face à face au centre de l’explosion d’isocaèdres, à peine éloignés de l’espace d’une main. Distance qu’ils franchirent d’un élan silencieux pour venir s’étreindre avec cette même force légère qui tenait entre eux le millier de baguettes de bois qui les entouraient. Ils restèrent à nouveau immobiles de longs instants, comme s’intégrant à l’œuvre, en en devenant le cœur battant. Comme cognaient les leurs sous leurs poitrines unies.

Dieter sentait les seins d’Agathe contre son torse ; Agathe le sexe de Dieter contre son ventre. Leurs corps étaient traversés de pulsions, allant et venant comme une puissante marée qui finit par les emporter dans des vagues de baisers fous, les corps toujours solidement arrimés l’un à l’autre.

Des pas résonnèrent derrière eux, à l’entrée du hangar, et ils prirent soudain conscience à nouveau du lieu où ils se trouvaient. Reculant tous deux d’un pas vif, ils firent trembler la pluie de solides autour d’eux dans un cliquetis de baguettes de bois.

Quand le silence fut revenu et que le montage eut retrouvé son immobilité, la salle était vide. Agathe et Dieter n’y étaient plus, mais qui sait s’ils n’avaient pas trouvé d’autres lieux pour poursuivre leur œuvre commune…

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