Albinoni

Durée: 6 min 27 sec
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Lien musical: Tomaso Albinoni – Adagio

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Albinoni


 

Nous sommes dans les couloirs du métro. Je suis arrivée hier à Paris, accueillie pour quelques jours chez cet homme dont nos enfances nous ont si souvent réunis qu’il fait presque partie de ma famille.

Tout gosse, il était déjà aussi blond et aussi beau. Ses trois ans de plus que moi me l’avait toujours tout aussi clairement rendu inaccessible que le satané manque de confiance en moi que je me traînais alors. Jamais ni l’enfance ni l’adolescence n’ont été le creuset de la moindre équivoque entre nous. C’est donc en toute amitié que je l’ai retrouvé sur le quai de la gare de Lyon où il est venu me chercher.

Paris me submerge immédiatement de cette ambiance de grande ville que j’affectionne quand il s’agit d’y musarder quelques temps en touriste, mais dont l’atmosphère trépidante m’userait à la longue. Mon séjour y commence à la terrasse chauffée de braseros d’une de ces brasseries si typiques. Keith et moi profitons de ce premier moment de retrouvailles pour nous raconter ce que nos vies sont devenues depuis ces dernières années durant lesquelles seuls quelques brefs coups de téléphone et cartes de vœux ont maintenu notre contact. Le hasard veut que nous sommes tous les deux célibataires à cette époque-là.

Nous mêlons souvenirs d’autrefois et constats teintés d’amertume sur nos difficultés à vivre en couple et ne voyons pas les heures défiler. Sans même être allé chez lui pour y déposer mon sac de voyage, nous passons de la brasserie à un restaurant japonais non loin, dont il affectionne particulièrement la qualité des sushis. Au-dessus de la minuscule table où nous nous régalons, quelques brefs regards semblent se faire mutuellement plus insistants, mais ils ont la fugacité d’une de ces subtiles chips de crevettes qui fondent dans nos bouches comblées.

Nous finissons la soirée fort tardivement. Il me guide dans la toile d’araignée des métros de la capitale, le flot de nos conversations ne faiblissant pas. Quand soudain, au détour d’un couloir, nous nous stoppons net et de concert. Un saxophoniste génial interprète l’adagio d’Albinoni, si souvent entendu, mais dans une version qui semble n’appartenir qu’à lui seul. Instants suspendus. Keith est proche de moi. Je sens la chaleur qui se dégage de son bras sout près du mien, sans même que nous ne nous touchions.

Nous reprenons notre route à la fin de cinq bonne minutes de quasi-recueillement, dans cette niche musicale au creux de laquelle le son du saxophone avait tiédi le carrelage métro de ses notes chaudes

Nous arrivons à son appartement minuscule qui ne compte bien sûr qu’un seul lit. Il s’est donc organisé poliment pour dormir chez un de ses amis habitant le quartier. Il me quitte avec un baiser sur la joue, me laissant seule régner sur ses quelques petits mètres carrés pourtant loués hors de prix. Assommée par les heures de voyages et la longue et belle soirée que nous venons de vivre, je m’endors très vite et très profondément.

A mon réveil, il est assis sur un tabouret à côté du lit. Je ne sais pas depuis combien de temps il m’observe, ni ce qu’il a vu de mon sommeil et de mon corps s’y abandonnant. Flotte sur ses lèvres un léger sourire ému et intriguant… Albinoni est de retour, dans une version plus classique, sur un tourne-disque sans âge où crépite une galette de vinyle noir.

Je remonte le drap pour voiler mon corps déshabillé de satin bordeaux. Il le redescend doucement. Je le remonte en le regardant avec une pointe de provocation. Nous recommençons deux ou trois fois ce petit manège avec des sourires mutins, le temps que l’adagio arrive à sa fin. Il se lève pour remettre l’aiguille au début du sillon. A son retour, il s’assoit sur le lit et s’allonge à côté de moi. Il chantonne l’air à mon oreille et j’en frissonne immédiatement. Je tapote le tempo des noires en remontant du creux de sa main à celui de son coude, de son épaule, de ses lèvres. Nous callons tous les deux nos mouvements sur la musique dans un ballet horizontal doux et excitant.

Il se relève encore pour remettre l’adagio au début. Quand il me rejoint à nouveau, nous passons en mode moderato, avant que la pulsation ne grimpe allègrement à l’appassionato …. Il ne se relèvera pas pour remettre l’aiguille, trop occupé avec mon corps que le sien aiguillonne …

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