Gynarchet

Durée: 9 min 50 sec
© Dans tous les sens

Lien musical: Maria Callas « Norma » (Casta Diva) de Vincenzo Bellini

 

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Gynarchet

 


 

Quand la baguette se leva c'est comme si l'énergie entière de l'immense bâtiment de l'opéra venait y trouver refuge et sommet de sa plus belle expression.Elle dirigeait comme elle vivait, avec une passion dévorante qui la laissait épuisée après chaque représentation. Jamais elle n'avait troqué son archet contre la classique baguette de cheffe. Je la suivais depuis bientôt six mois dans une tournée japonaise qui avait été pour certains le fruit du hasard, mais pour moi assurément le plus beau des signes de l'univers.

J'avais récemment mis en œuvre la décision mûrie depuis deux petites années de cesser de travailler. Une certaine assise économique, doublée de placements lucides, m'avait permis de donner corps à cette seconde partie de ma vie

Lors d'un séjour à Tokyo, que j'affectionnais depuis longtemps, j'avais assisté à une représentation de la Norma au Fujiwara. Elle dirigeait. Ou plutôt elle faisait vivre l’œuvre et la ville entière autour d'elle.

On ne pouvait qu’être aspiré par son charisme solaire, par l'énergie qui se dégageait d'elle. Elle ne faisait pas de la musique. Elle était la musique.

Elle avait d'abord été violoniste, emportant depuis son pupitre de chef d'attaque avec le même talent chambristes ou orchestres symphoniques. Je ne l'avais à ce jour jamais entendu jouer du violon.

Avant même le premier accord de Bellini, j'étais déjà captif de son aura. Puis, son dos seul m’obnubila durant les presque trois heures que durait la représentation.

Je ne pourrais pas citer un seul des chanteurs de la distribution, et à peine décrire le moindre élément de scénographie, mais je sais chaque détail de sa tenue, du pli strict de son pantalon noir à l'ouverture discrète mais renversante de son chemisier dans son dos. Je pourrais parler pendant des heures de ses cheveux qui dansaient comme un sous-titre de sa direction. Je pourrais dire combien de fois elle a respiré durant le deuxième acte.

Je n'avais pas pu redonner forme à l'homme en mille morceaux que j'étais après le baisser du rideau, afin d'aller la saluer à la sortie des artistes. Mais j'avais immédiatement repris un billet pour le lendemain et ensuite assisté à toutes les représentations de Tokyo. J’avais ensuite décidé de la suivre dans sa tournée de six autres villes japonaises.

Ce n'est qu’à notre troisième Norma que j'étais parvenu à l'approcher lors d'un cocktail auquel j'avais réussi à me faire convier.

Loin de sa tenue de scène assez stricte pour ne pas attirer trop l'œil du public, elle portait ce soir-là un simple jean et un chemisier de soie grise. Des sandales à talons dénudaient ses pieds sublimes et lui donnaient une allure faisant de l'ombre à toutes les femmes pourtant en tenue d'apparat pour l’occasion.

Un verre de jus de fruits rouges à la main, elle semblait être là sans être là. Je devinais son manque d'intérêt absolu pour les mondanités.

Nous nous observâmes un moment de loin, de moins en moins à la dérobée. Nos chemins se croisèrent enfin alors qu'elle allait partir.

L'espace-temps se figea tout entier dans ce face-à-face à la rare densité. Elle tenait dans sa main un manteau dont la douceur l’envelopperait d'ici peu. Je le saisis et l'aidai galamment à l'enfiler. Alors que je passais derrière elle pour la guider vers l'autre manche, son parfums m’assaillit fugacement tout entier.

Je n'étais pas remis de ce crochet du droit qu’elle me mit KO en me chuchotant « Suis moi ! ».

Nous dévalâmes sans un mot les quelques marches de l'hôtel particulier qui s'avérera avoir été le théâtre d'une première rencontre absolue.

Dans la rue, son chauffeur était déjà là, dans une grosse voiture à la température idéale, dont l’arrière était séparé de l'avant par une vitre sombre. À peine la portière fermée, un air de castrat que je n’identifiai pas remplit l'habitacle. Elle était assise à quelques centimètres de moi, et je peinais à résister à l'envie de me pincer pour y croire. Nous n’avions toujours pas prononcé un mot.

Ses gestes épousant à merveille la musique, elle remonta ses deux jambes afin de venir poser ses sandales sur mon pantalon de smoking bleu nuit. Je retenais mon souffle et semblait tétanisé. Une fois encore c'est elle qui insuffla le tempo des événements. « Défais les boucles » susurra-t-elle.

Les doigts tremblant, je parvins toutefois à ouvrir les fines brides qui retenaient sa peau blanche prisonnière. Je dégageai lentement les sandales en lui frôlant les talons. Elle n'avait assurément pas encore entendu ma voix, pourtant en s'approchant de moi elle prononça fermement le mot « baryton ». Un râle m'échappa alors, comme si mon corps entier avait émis ce son pour la conforter dans son avis.

Cela sembla me donner du courage et je me mis à lui caresser franchement et sensuellement les pieds. Elle laissa aller sa tête en arrière, relâchant sa nuque et découvrant un cou que sa chevelure m'avait caché jusqu’à présent.

Me prenant la tête avec une force qui me surprit, elle m'attira contre elle et plaqua ma bouche contre la peau blanche et douce de son cou. Son parfum cette fois-ci était entré de plein fouet dans mes narines comme pour ne plus jamais en sortir et marquer au fer rouge mon système olfactif.

Je la couvris de baisers, incapable de me détacher de son étreinte. Après tout ce temps passé dans son ombre, cette femme m'avait désormais attachée à elle dans la lumière tamisée de sa grosse berline avec chauffeur.

Ce dernier nous mena à bon port, jusqu’à l'appartement de luxe que lui il avait loué la production. À l'arrière du véhicule, elle ne m'avait pas lâché. J'avais dû honorer sa nuque de baisers puis de coups de langue pendant un bon quart d'heure de trajet.

A l’arrivée, les sandales étaient restées dans la voiture. Mon désir n'avait d'égales que l'impatience de la découvrir plus encore et que la joie pleine de dévotion de me sentir choisi par cette femme extraordinaire.

« Je vais me rafraîchir » dit-elle en poussant les doubles battants de ce qui semblait être sa chambre. Attends-moi là » précisa-t-elle encore en me montrant une des deux liseuses violettes qui faisaient face à la cheminée du salon.

Je m'assis sagement et commençai à détailler la pièce pour tromper l'attente. Le décor était à son image. Prestigieux mais sans tapage. Sans volonté d'impressionner mais plutôt de créer un cocon chaleureux et suave. Le temps me paraissait interminable. J'avais entendu un robinet couler au loin, et ce qui avait pu être le bruit d’une porte de placard. Puis, plus rien. Un grand silence semblant m'avaler autant que mon confortable siège, dans lequel je n’osais trop m'affaler, de peur qu'elle ne m'y trouve dans une position indigne.

Je regardai finalement ma montre. Plus d'une heure était passée depuis notre arrivée. Je n'avais toutefois pas bougé et ne m'étais encore moins approché de la porte derrière laquelle elle avait disparu.

Au bout d'une heure supplémentaire, je m'endormis sur le fauteuil. La pointe de son archet s'enfonçant dans ma joue gauche me réveilla, alors que le soleil était déjà bien haut dans le ciel et baignait le salon d'une lumière éclatante. Elle était devant moi, ombre se détachant sur ce soleil presque aveuglant. Je ne pouvais qu’apercevoir une silhouette sans détails, perchée sur des talons vertigineux.

Elle recula de deux pas, retirant de ma joue son archet dont la pointe avait marqué la peau d'un petit carré. Je la vis alors, dans sa splendeur et son entièreté. Vêtue de noir de la tête aux pieds, elle portait une tenue d'une seule pièce, très près du corps, par-dessus laquelle elle avait enfilé une queue de pie aux revers de soie lustrée. Un nœud papillon blanc faisait comme un appel pour que le regard monte juste un peu plus haut, jusqu’à sa bouche rouge admirablement dessinée.

« Tu as été bien sage » dit-elle « tu mérites une récompense ». Elle pointa de son archet le moelleux tapis berbère qui ornait le parquet à chevrons et je compris sans un mot qu'il fallait que je m'y agenouille. Ce que je fis sur le champ, subjugué par la maestra qui, ici aussi, menait son monde à la baguette.

D'un autre geste sec et clair, elle désigna la porte de sa chambre, vers laquelle je me dirigeai docilement, toujours à quatre pattes.

Un premier claquement de crins fendit l'air dans un nuage de colophane et me fit sursauter. Un second amena la baguette de pernambouc à me cingler les reins. Je poussai un cri. « Baryton » confirma la maestra. J'étais à elle. Pour toujours….

 

 

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