Abrazo

Durée: 5 min 44″
Lien musical: Gidon Kremer « Hommage à Piazzolla »
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Abrazo


 

Dans l’instant l’homme n’a plus d’âge. Dans l’instant les couples alentours disparaissent, les conversations s’effacent. Restent seules la musique et l’entité de leurs deux corps unis le temps d’une tanda. Dans l’instant la femme s’abandonne dans le cercle de ces bras qui l’accueillent avec tant de douceur. Contre ce torse qui propose si bien sa présence.

Loin des danses de démonstration, ici foin de jambe qui s’envole, de talons qui claquent. Loin des ambiances de drague si communes dans les lieux de danse, ici nul besoin de séduction. Juste une connexion évidente et deux corps qui dans l’instant respirent ensemble dans la musique. Leur ligne de danse est l’archet de Gidon Kremer, leur identité les premières notes d’Oblivion.

Quinze ans les séparent, jamais ils n’ont échangé plus d’une salutation de circonstance. Et pourtant la magie opère aussitôt dans cette bulle musicale qui frôle le parquet de la milonga et qui devient leur lieu à eux. L’unité de temps est également connue : ce sera trois tangos.

Le premier, selon les usages, laisse les corps se découvrir, l’abrazo accorder les bras et les torses, les respirations se fondre. Les premières mesures permettent à cette femme et cet homme de sentir qu’il n’y a plus à penser. La musique les traverse tout pareil et leurs corps conjoints y répondent dans un dialogue sublime. Les visages sont détendus et aucune concentration n’est nécessaire, tant l’évidence est là entre eux. Sans mot dire, ils concertent leurs ralentis et leurs intensités, comme un cours d’eau dans son lit de la musique.

Quand l’accord final arrive, ils ne se séparent pas, resserrant même leur étreinte jusqu’au début du deuxième morceau, qui fait entendre la mélancolique voix de Celos. Doucement, les corps se remettent en mouvement avec une tendresse accrue. Les têtes sont toutes proches à présent, les parfums s’en mêlent et s’emmêlent. Ils se permettent des figures moins convenues, qui voient leurs bras glisser dans leurs dos, sur une épaule, pour venir ensuite retrouver l’étreinte initiale avec félicité. Parfois une intention de danse échappe à l’un ou l’autre, sans jamais toutefois briser leur monde d’enlacement. Sourires….

Une jolie montée de bandonéon clôture ce deuxième chapitre, qui les voit encore plus unis. La bulle est devenue un nid dans lequel, immobiles,  ils se lovent confortablement. Le Grand Tango éclate alors et déchaine sa passion, ponctuée ça et là de petites notes piquées et coquines. Ils y répondent, donnant plus de fougue à leurs gestes sans en perdre le moelleux qui sans cesse revient les cueillir au sortir d’une envolée. Et chaque retour au corps de l’autre se fait plus émouvant. La femme enfouit son nez dans le cou de l’homme. Celui-ci affermit d’une main gauche tendre le cocon de son abrazo.

Les crins des archets se font incisifs et se soulèvent pour mieux revenir caresser les cordes la seconde d’après. Les marteaux du piano y vont de leur vigueur et de leur feutre. Et ainsi l’homme et la femme font alterner dans la ronde de leurs bras tout ce que cette musique raconte de la vie, de leurs vies. Dans la profonde légèreté de leur danse s’exorcisent les blessures, les larmes, les renoncements. Et le tango alchimise tout cela pour n’en extraire que le miel.

La musique entame son dernier crescendo de passion. Les corps s’accrochent au creux de cette tempête délicieuse,  dont on sort essoufflés mais ravis. Les glissando font rage dans un déluge de quintolets puissants. Et soudain c’est la fin. Qui surgit presque sans prévenir. La femme et l’homme demeurent immobiles, les visages enfouis encore dans ce petit monde qu’ils ont créé. Puis ils se séparent très doucement, les bras se tenant toujours, comme pour quitter l’étreinte avec autant de douceur qu’ils ont mis à y entrer.

Ce qui vient de se passer est unique et disparu à jamais. Comme un air qui ne sera plus jamais rejoué exactement pareil. Et pourtant la qualité du moment a des allures d’éternité qui, à l’instar des rêves colorant les matins, teintera les heures suivantes et les verra comme auréolés repartir chacun de son côté…

 

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