Nuit de braises

Durée: 7 min 53″
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Nuit de braises


 

Elle aurait dû rester près du foyer…

Cela doit être sa cinq ou sixième nuit à ce poste. Depuis qu’elle a atteint les quatre saisons de ses lunes, elle a le droit d’en être la veilleuse. La veilleuse du feu. C’est comme toujours remplie de fierté qu’elle assume cette responsabilité importante ce soir-là. Au centre du cercle de pierres, les flammèches ondulent doucement dans le noir paisible.

Le ciel est légèrement voilé et les températures vont vers la saison froide. Çà et là, la voute se pare d’éclats étoilés Les fourrures contre la peau nue de Tara la caressent de chaleur et de douceur. Les flammes complètent son sentiment de bien-être. Elle se sent unie à l’univers.

Tara est assise sur un gros rocher. Ses pieds, enroulés dans des peaux tannées, reposent sur l’herbe grasse qui borde les bois. Elle se tient droite, comme pour ancrer tout entier son torse dans l’immensité du monde. Par moment, au gré de l’air, les plumes accrochées à sa chevelure viennent frôler son visage et les pans de son pagne tissé chatouillent ses jambes.

Les autres dorment pas loin, à l’abri des tentures et dans la chaleur du clan. Au matin, sa mère viendra la relayer tandis que les hommes iront chasser. Mais pour le moment c’est son heure. Elle est la veilleuse du feu.

Dans le silence de la nuit, elle s’amuse à repérer la chanson du vent dans les branches, celle de la rivière au loin, celle du vol des insectes... Et soudain d’autres sons arrivent à son oreille. Des brindilles qui craquent, des pas qui se rapprochent d’elle. La femme n’a pas peur. Comme si les flammes à côté d’elle pouvaient la protéger de tout. Et puis elle doit rester près du foyer. Elle sait la valeur du feu pour sa tribu. Alors Tara ne bouge pas, tout en continuant de tendre l’oreille et de promener ses yeux habitués à l’obscurité tout autour d’elle.

Sa sérénité n’a pas disparu, mais c’est comme si elle n’était plus seule. Elle sent une présence qui se rapproche et pourtant n’en perçoit aucune menace. Comme si on allait venir l’accompagner dans sa mission nocturne. C’est alors qu’une silhouette masculine prend forme à l’orée du bois. Elle ne l’a jamais vu avant. Elle connait parfaitement tous les membres de son peuple. Et celui-là est un assurément un étranger. Et pourtant elle n’a aucune crainte.

L’homme s’est arrêté entre deux troncs à l’écorce claire qui encadrent sa silhouette sous la lune qui est sortie des nuages. Arok ne bouge pas. Ils se regardent, se toisent, évaluant tous deux le danger potentiel de l’autre. Seuls leurs yeux cillent. Au bout d’un temps très long, l’homme fait un pas vers Tara. Puis attend pour voir si ce geste va l’effrayer. Il n’en est rien, mais ils restent encore tous les deux un long moment immobiles, à cette nouvelle distance l’un de l’autre.

Cette fois c’est la jeune femme qui initie un mouvement. Elle se lève, restant toutefois bien campée entre son rocher et le feu. Encore un moment interminable qui les laisse à s’observer, dans un mélange de crainte décroissante et de curiosité montante.

Elle sait qu’elle doit rester près du foyer. Mais quelque chose en cet étranger l’aimante. Elle fait un pas de plus dans sa direction, tout en restant toujours bien près du cercle de pierres au milieu duquel brûle toujours le précieux feu. Arok n’avance pas. Il sait qu’il n’est pas chez lui. Et que si elle crie, les autres sortiront bien vite du couvert. Alors il n’avance pas. Mais il tend sa main vers cette femme dont la beauté est doublement révélée par la lumière des flammes. Elle tend à son tour son bras, et franchit les quelques mètres qui les séparaient. Lui a reculé d’un pas vers la forêt, et les voilà tous les deux, très près l’un de l’autre dans la discrétion du bois.

Ils respirent ensemble longtemps, alignant leurs souffles sur la vie de la forêt et apprenant du regard ce qu’il y a à savoir de l’autre pour ces instants qui leur sont offerts. Elle penche doucement la tête. Arok en fait de même. Ils se sourient. L’homme tend à nouveau sa main et cette fois-ci, ils sont si proches qu’elle touche la sienne. Leurs doigts s’emmêlent, très lentement, tandis que les yeux ne se lâchent pas. Chaque étape semble franchie avec lenteur et un permanent besoin d’acquiescement de l’autre.

A présent leurs quatre mains sont scellées et leurs avant-bras apprennent la peau de l’autre. Les deux corps se livrent à un échange de chaleur par ces quelques centimètres de leurs membres qui s’arriment. Quand suffisamment de souffles sont passés, chacun sait avec certitude qu’est arrivé le moment où les torses vont se découvrir, se rejoindre lentement et générer ce désir intense mais d’une patience infinie qui brûle désormais à l’intérieur d’eux.

Sous leurs poitrines conjointes, les cœurs battent fort et semblent résonner comme des tambours fous dans le silence de la nuit. Ils sont pareillement parcourus d’un grand frisson qui zèbre leurs corps de haut en bas, donnant le signal aux bras de défaire les liens de leurs mains pour arrondir une étreinte plus forte encore autour du corps de l’autre. Ils s’enlacent avec puissance et tendresse.

Un souffle de vent réveille soudain le feu derrière eux, faisant voler des étincelles orangées qui papillonnent dans l’air durant quelques instants. Ces feux follets crient à leurs bouches de se rencontrer. C’est alors un crépitement de baisers qui les illumine et les aiguillonne.

A quelques mètres d’eux, le foyer est toujours bien incandescent, alors que Tara et Arok s’embrasent avec ardeur. Envolées la lenteur, les précautions, les tâtonnements…  Ils s’aiment avec la force et la brillance du feu, leur nudité fondue dans cette nature dont ils sont les enfants.

Le calme revient. Les corps humides se disjoignent, Arok recule peu à peu, jusqu’à ce que même son image ait disparu parmi les branchages. Tara revient auprès du feu qui ne s’est pas éteint, ni en elle ni dans le cercle de pierres…elle n’a pas failli à sa mission…et le matin la trouve bien plus femme encore que la veille, toujours bien droite sur son rocher…avec en elle cette connaissance nouvelle qu’elle veillera comme un feu bien plus précieux encore….

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