Université

Le prochain cours va commencer dans moins de dix minutes. Je descends l’escalier multitagué que j’ai emprunté tant de fois depuis bientôt quatre ans. Je pourrais presque décrire chaque paroi, détailler les écritures, les cœurs brisés, les insultes plus ou moins fleuries parsemées çà et là de pensées plus profondes. Mon eastpack cogne mon dos à chaque marche, rythmant une descente énergique.Je remarque un nouvel autocollant apposé sur la porte des hommes, promouvant la marque des baskets que j’ai aux pieds. J’en souris en tirant la porte qui vient très facilement vers moi, malgré son grincement habituel.

J’en comprends la raison en tombant nez à nez avec un autre étudiant en train de sortir au même moment. J’éclate franchement de rire en constatant qu’il porte lui aussi la même paire de baskets.
Nous suspendons nos mouvements respectifs dans l’entrebâillement de la porte. Son regard interroge mon rire et suit le mien jusque vers nos chaussures. Il me rend alors mon sourire.

Nous devons avoir à peu près le même âge, la même longueur savamment négligée de barbe, à cette même frontière entre le doux et le piquant.

Je me décale sur la droite pour le laisser passer. Il fait pareil sur la gauche et nous voilà à nouveau bloqués l’un en face de l’autre. Sourires encore. Rires encore. Et un début de complicité sur fond de regards en voie de trouble.

Nous restons quelques instants immobiles et silencieux, toujours dans l’encadrure de la porte. Soudain il me demande quel cours je suis après. Nous découvrons alors que le droit constitutionnel nous fera nous retrouver d’ici très peu de temps.
Le strapontin grince légèrement lorsque je prends place à côté de lui dans l’amphithéâtre 800. Aucun de nous deux ne parvient à regarder franchement l’autre, mais des coups d’œil à la dérobée m’apprennent le léger duvet noir sur le dos de ses mains, ses paumes rectangulaires, cette petite tache d’encre rouge sur son pouce droit, ses longs et larges doigts que j’imagine aussitôt courir sur ma cuisse si proche de la sienne.

Pas plus que lui sans doute je ne serai capable de me concentrer sur le jargon juridique de la juriste sans âge qui dispense le cours. Les concepts traînent en longueur. Notre impatience à en voir la fin est encore décuplée par le ton soporifique de cette professeure.

Dans le brouhaha de la fin du cours, entre laptops pliés , strapontins grinçants et bavardages de libération estudiantine, nous bafouillons quelques mots disant notre trouble réciproque.

Nous nous dirigeons comme un seul homme vers la sortie du 800, puis vers celle de ce bâtiment bruyant avant de nous retrouver dans la longue allée bordée de marronniers qui mène à la faculté de droit et de lettres. Que de couples ces troncs noueux ont-ils observé ? Combien de caresses plus ou moins furtives ou assumées ? Combien de pelotages, de suçons dans le cou ?

Nos baskets jumelles foulent lentement le gravier recouvrant la promenade centenaire. Même balancé de sacs à dos à nos épaules. Et puis soudain, un élan commun nous colle contre le tronc d’un arbre, et contre le corps de l’autre. Il y a de l’impatience, presque de la fureur à cette première étreinte. On a besoin de s’agripper, de sentir le frôlement de la barbe de l’autre contre la sienne, de s’user les lèvres contre cette âpreté. Besoin de bassins qui s’aimantent et se cognent.

Peu à peu, la douceur s’insinue aussi dans notre corps à corps rassasié momentanément d’intensité. Les respirations s’apaisent. Nos langues se font tendres et enjôleuses. Comme si l’atmosphère arborée du lieu avait fini par attendrir nos élans.

La vigueur, la verdeur reviendront quelques heures plus tard dans l’intimité de sa petite chambre sous les toits. Sacs à dos et baskets jonchant le sol. Draps froissés. Lit qui grince, lit qui cogne, lit qui accueille force et sensualité, lit qui repose, lit qui unit….